De l'avis
général, Daniel était un gros lourd.
Dans l'ambiance feutrée du cabinet
d'avocat ou il travaillait comme archiviste, ses collègues en étaient arrivés à
craindre la moindre de ses apparitions, généralement annoncées par le
crissement de son chariot surchargé de dossiers.
Car le fameux Daniel était
invariablement à l'affût du moindre
regard à capter, et ce dans l'espoir d'entamer une conversation qui pouvait
s'avérer interminable. L'imprudent qui n'avait su détourner le regard à temps
devenait ipso facto sa victime, obligée d'écouter une loghorée de banalités et
d'anecdotes graveleuses. Au bout de dix minutes de ce mitraillage verbal,
Daniel vous considérait comme son meilleur ami et repartait distribuer ses
dossiers non sans avoir lancé sa phrase fétiche : "Appelez moi Dan". Généralement, la dite victime prenait des congés dès le lendemain, ceci afin
que Daniel aie le temps de jeter son dévolu sur quelqu'un d'autre.
Et puis un
jour, les employés décidèrent que ça suffisait comme ça. Mus par un élan
collectif, et par quelques verres d'alcool à la Civette en bas de la rue, ils
troquèrent leur lâcheté habituelle contre une saine colère... colère qui
légitimaient à leur yeux tout leurs actes à venir, fut-ce les plus extrêmes.
C'est donc dans une atmosphère de lynchage qu'ils pénétrèrent dans la salle des
archives, située au fond du couloir, et chasse gardée de Daniel. Quelqu'un
suggéra pour lui nuire de tout mettre en désordre mais aucun ne fut assez
courageux pour se lancer le premier. Car chacun se souvenait du manque de
solidarité entre eux lorsque Daniel faisait son numéro. Nul doute que celui qui
jetterai le premier feuillet au sol serait tôt ou tard dénoncé par ses
collègues. Un sentiment d'impuissance gagna le commando,
transformant le silence jusque là complice en malaise généralisé. Du coup,
chacun tentait désespéramment d'inciter son voisin à l'action par la force du
regard...sans succès. Là ou la pensée semblait donner des ordres, les corps
s'obstinaient à ne rien faire. Ca devenait plutôt gênant et il semblait évident
pour tout le monde qu'un repli général s'imposerait tôt ou tard. C'est donc
sans attendre que la courageuse troupe fit marche arrière, remettant à plus
tard l'esprit de vengeance qui l'animait quelques minutes auparavant. Le destin,
ou plutôt la maladresse, en décida autrement. Le pire est que ça ne fit aucun
bruit. Comme si la pile de dossiers qui était en train de s'effondrer de la
table avait elle même conscience qu'elle était en train de bouleverser l'ordre
maniaque dans lequel était organisées les archives. Dans les rangs des fuyards,
la gêne se transforma instantanément en terreur. Car il était évident que
personne n'allait avouer avoir causé cette chute. Ils seraient tous aussi coupables
les uns que les autres. On repositionna alors tant bien que mal les dossiers
sur le bureau, espérant que Daniel n'y verrait que du feu.
Une fois
sortis, tous retrouvèrent avec soulagement leur chaise respective et se
plongèrent avec assiduité dans la saisie des dossiers en cours. Lorsque Daniel
fit son entrée vers 14 h, il fut
royalement ignoré. Jusque là, rien d'inhabituel. Mais lorsqu'il pénétra dans la
salle des archives, les bruits de frappe sur claviers d'ordinateurs se
ralentirent peu à peu. Durant de longues minutes, la porte resta close, semant
le doute dans les esprits. Et si les dossiers avaient été remis dans le mauvais
ordre ? Et si ils avaient oublié un objet personnel qui les dénoncerait ?...Arrggh
! La sueur commença à perler sur
quelques fronts. Les mains devinrent moites et les jambes tremblotantes. Enfin
la porte s'ouvrit. Le bruit du chariot retentit à nouveau dans la pièce... et
fut reçu comme un bienfait. C'était le signe que tout rentrait dans l'ordre.
Daniel passa dans les travées du grand hall, saluant chacun comme à son
habitude. Le premier employé lui accorda un sourire crispé mais poli. Le
second, qui ne voulait pas être en reste, lui souffla un "merci"
timide. La troisième alla même jusqu'à s'excuser que son sac posé par terre
puisse gêner la progression du chariot.
En se
retrouvant tous ensemble le soir même à la Civette, ils rirent de bon coeur à leur
peur infondée. L'alcool aidant, ils ré-écrirent évidement les évènements à leur
avantage, n'hésitant pas à se donner le meilleur rôle dans cette
équipée. Quand à Daniel, il s'imposait définitivement aux yeux de tous comme un
balourd doublé d'un imbécile même pas fichu de voir que n'importe qui pouvait
mettre le désordre dans ses affaires sans qu'il s'en doute.
Par contre,
personne ne releva qu'il n'avait pas dit une seule fois "Appelez moi
Dan".
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