dimanche 23 novembre 2014

HISTOIRE COURTE : Daniel (17/11/2014)

De l'avis général, Daniel était un gros lourd. 
Dans l'ambiance feutrée du cabinet d'avocat ou il travaillait comme archiviste, ses collègues en étaient arrivés à craindre la moindre de ses apparitions, généralement annoncées par le crissement de son chariot surchargé de dossiers. 
Car le fameux Daniel était invariablement  à l'affût du moindre regard à capter, et ce dans l'espoir d'entamer une conversation qui pouvait s'avérer interminable. L'imprudent qui n'avait su détourner le regard à temps devenait ipso facto sa victime, obligée d'écouter une loghorée de banalités et d'anecdotes graveleuses. Au bout de dix minutes de ce mitraillage verbal, Daniel vous considérait comme son meilleur ami et repartait distribuer ses dossiers non sans avoir lancé sa phrase fétiche : "Appelez moi Dan". Généralement, la dite victime prenait des congés dès le lendemain, ceci afin que Daniel aie le temps de jeter son dévolu sur quelqu'un d'autre.

Et puis un jour, les employés décidèrent que ça suffisait comme ça. Mus par un élan collectif, et par quelques verres d'alcool à la Civette en bas de la rue, ils troquèrent leur lâcheté habituelle contre une saine colère... colère qui légitimaient à leur yeux tout leurs actes à venir, fut-ce les plus extrêmes. C'est donc dans une atmosphère de lynchage qu'ils pénétrèrent dans la salle des archives, située au fond du couloir, et chasse gardée de Daniel. Quelqu'un suggéra pour lui nuire de tout mettre en désordre mais aucun ne fut assez courageux pour se lancer le premier. Car chacun se souvenait du manque de solidarité entre eux lorsque Daniel faisait son numéro. Nul doute que celui qui jetterai le premier feuillet au sol serait tôt ou tard dénoncé par ses collègues. Un sentiment d'impuissance gagna le commando, transformant le silence jusque là complice en malaise généralisé. Du coup, chacun tentait désespéramment d'inciter son voisin à l'action par la force du regard...sans succès. Là ou la pensée semblait donner des ordres, les corps s'obstinaient à ne rien faire. Ca devenait plutôt gênant et il semblait évident pour tout le monde qu'un repli général s'imposerait tôt ou tard. C'est donc sans attendre que la courageuse troupe fit marche arrière, remettant à plus tard l'esprit de vengeance qui l'animait quelques minutes auparavant. Le destin, ou plutôt la maladresse, en décida autrement. Le pire est que ça ne fit aucun bruit. Comme si la pile de dossiers qui était en train de s'effondrer de la table avait elle même conscience qu'elle était en train de bouleverser l'ordre maniaque dans lequel était organisées les archives. Dans les rangs des fuyards, la gêne se transforma instantanément en terreur. Car il était évident que personne n'allait avouer avoir causé cette chute. Ils seraient tous aussi coupables les uns que les autres. On repositionna alors tant bien que mal les dossiers sur le bureau, espérant que Daniel n'y verrait que du feu. 

Une fois sortis, tous retrouvèrent avec soulagement leur chaise respective et se plongèrent avec assiduité dans la saisie des dossiers en cours. Lorsque Daniel fit son entrée vers 14 h,  il fut royalement ignoré. Jusque là, rien d'inhabituel. Mais lorsqu'il pénétra dans la salle des archives, les bruits de frappe sur claviers d'ordinateurs se ralentirent peu à peu. Durant de longues minutes, la porte resta close, semant le doute dans les esprits. Et si les dossiers avaient été remis dans le mauvais ordre ? Et si ils avaient oublié un objet personnel qui les dénoncerait ?...Arrggh !  La sueur commença à perler sur quelques fronts. Les mains devinrent moites et les jambes tremblotantes. Enfin la porte s'ouvrit. Le bruit du chariot retentit à nouveau dans la pièce... et fut reçu comme un bienfait. C'était le signe que tout rentrait dans l'ordre. Daniel passa dans les travées du grand hall, saluant chacun comme à son habitude. Le premier employé lui accorda un sourire crispé mais poli. Le second, qui ne voulait pas être en reste, lui souffla un "merci" timide. La troisième alla même jusqu'à s'excuser que son sac posé par terre puisse gêner la progression du chariot.

En se retrouvant tous ensemble le soir même à la Civette, ils rirent de bon coeur à leur peur infondée. L'alcool aidant, ils ré-écrirent évidement les évènements à leur avantage, n'hésitant pas à se donner le meilleur rôle dans cette équipée. Quand à Daniel, il s'imposait définitivement aux yeux de tous comme un balourd doublé d'un imbécile même pas fichu de voir que n'importe qui pouvait mettre le désordre dans ses affaires sans qu'il s'en doute. 
Par contre, personne ne releva qu'il n'avait pas dit une seule fois "Appelez moi Dan".  

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